6
L’assurance du Kersten, d’autant plus exaltée qu’il avait connu le fond du désespoir, fut de courte durée : Himmler ne cédait point.
Le docteur avait beau user de tous les moyens qui lui avaient, jusque-là, si bien réussi – la prière amicale, la menace de conséquences graves pour la santé du Reichsführer, l’appel à la reconnaissance du malade, la flatterie – et employer ces moyens aux instants les plus favorables, rien n’y faisait. « La déportation aura lieu et au jour dit », répétait Himmler.
Cette fois, il avait pour le défendre contre l’influence de Kersten une autre influence et souveraine : celle de Hitler, son maître, sa divinité.
Kersten percevait presque physiquement cette présence entre son patient et lui. Elle rendait ses efforts inutiles. Chaque matin, jour après jour, il recommençait à raisonner, avertir, supplier. En vain. Il avait l’impression de livrer combat, non à Himmler, mais à l’ombre qui le couvrait.
Et le temps passait. On approchait de la fin de mars. La peau de chagrin se rétrécissait avec une vitesse terrible. Kersten devinait, savait que se mettaient en place les ressorts et les rouages de l’appareil fait pour arracher le peuple hollandais à sa terre et le jeter sur une route atroce. Bientôt la machine infernale serait montée, prête. Et tout serait fini.
Alors, se produisit un phénomène très étrange. Pour la première fois depuis des années, le traitement de Kersten cessa d’agir sur Himmler. Les mains miraculeuses dont le contact avait eu tout pouvoir sur ses souffrances furent incapables, soudain, de les guérir ou même de les alléger.
Était-ce voulu de la part de Kersten ? Ou bien, comme il l’assure, l’obsession, l’angoisse où il vivait sans répit, troublaient ses propres nerfs au point de paralyser ses dons et rendre ses soins inefficaces ? Quoi qu’il en fût, consciemment ou non, les mains de Kersten se refusaient à Himmler.
Et comme la réorganisation de l’armée des Waffen S.S. et les préparatifs pour la déportation des Hollandais exigeaient un énorme effort et sans cesse accru, Himmler eut tout de suite très mal. Et la douleur le tenailla davantage de jour en jour.
Chaque matin, plus cireux et les pommettes plus saillantes, trempé de sueur, il s’étendait sur son divan et offrait sa chair, lacérée de l’intérieur, aux doigts de Kersten, avec une espérance avide, effrénée. Il en avait tant de fois reçu apaisement qu’il n’arrivait pas à croire qu’ils fussent tout à coup privés de leur magie. L’exaspération, l’acuité de l’attente redoublaient son tourment. Et les mains de Kersten se posaient aux endroits accoutumés et faisaient les mêmes gestes, opéraient les mêmes pressions, les mêmes torsions. Les nerfs de Himmler se crispaient de plus en plus, appelaient le miracle… Il allait, il devait enfin venir. Arqué par la souffrance, le corps misérable priait, mendiait. En vain. Les mains du docteur n’avaient plus la grâce.
— Je vous avais prévenu, disait Kersten. Vous ne pouvez pas mener de front ces deux labeurs écrasants : décupler le nombre des S.S. et organiser la déportation de tout un peuple. Votre système nerveux est à trop rude épreuve. Il ne m’obéit plus. Renoncez à la mission la moins importante et je réponds de vous guérir.
— Impossible, pleurait presque Himmler, impossible, c’est un ordre de mon Führer.
Un instant après, il suppliait :
— Essayez, essayez encore…
— Je veux bien, disait Kersten. Mais je sens que c’est inutile.
Et c’était inutile.